La pêche à la morue

Embarcations et équipements

Le premier siècle de l’industrie des pêches de la Péninsule acadienne se caractérise par l’activité intensive d’une flotte de goélettes sous le joug des compagnies jersiaises. Les goélettes, c’est-à-dire des embarcations à une ou deux voiles, de 10 à 15 tonneaux et pontées, non seulement pêchaient le long des côtes mais se rendaient sur les grands bancs de poisson de fond du golfe Saint-Laurent et y restaient durant plusieurs jours. Étant à la merci du vent, ce sont les grands« calmes » qui rallongeaient de beaucoup la durée du retour. Durant une saison complète de pêche de juin à octobre, la moyenne des prises d’une goélette pouvait atteindre 200 quintaux[1].

À l’époque, construire une goélette exige que le constructeur fasse à priori une maquette avant d’entreprendre la construction proprement dite. De plus, il doit également décider de la forme de la goélette. À titre d’exemple, il peut opter pour un devant plus mince pour ne pas « fouiller » la vague ou, encore, un arrière plus élancé pour ne pas retenir la vague et ainsi mieux glisser sur la mer[2]. On peut donc constater qu’avec les années, à l’instar des chaloupes, différents types de goélettes sont apparus. Les plus petites ne sont pas dotés de ponts, ont deux mâts et trois voiles, un foc à l’avant, etc. Quant à elles, les plus grosses peuvent mesurer de 45 à 48 pieds de long sur 15 à 16 de large, sont pontées et équipées d’un moteur. Elles sont utilisées pour la pêche à la ligne de fond dormante, laquelle est montée par un équipage de quatre ou cinq hommes qui travaillent quotidiennement avec 8 000 ou 10 000 hameçons. Ce sont des bateaux pointus des deux extrémités avec une étrave à l’avant et l’étambot à l’arrière, sur lequel est accroché le gouvernail. Les côtés sont arrondis, rendant ainsi l’embarcation plus solide en mer. Par ailleurs, sur le pont se trouve une boîte en bois où l’on jette les têtes de morue qui doivent servir d’engrais pour les terres des hommes d’équipages.

En fonction de la forme et de la disposition de l’étrave, on pouvait avoir une goélette à nez rond, nez carré ou nez pointu. La pinque, un type de goélette à nez rond, est aussi popularisée dans la Péninsule acadienne. Suivant la tradition locale de Shippagan, c’est le capitaine Pierre DeGrâce descendant d’une lignée de navigateurs dont l’amiral DeGrasse, qui bâtit le premier nez rond de cette localité, et ce en 1914. La goélette nez rond qu’il construit s’appelle Le Tuxedo, mesure 42 pieds et est munie d’un moteur Lathrope[3]. À la même époque, à Caraquet, c’est la compagnie Rive qui est propriétaire de l’une des premières nez rond de la région.

Tout comme le maquereau, on pêchait la morue à la ligne. Deux sortes de ligne étaient utilisées :

– la ligne à main : où chaque pêcheur surveille deux lignes portant chacune deux hameçons. Pour tirer la morue à la ligne, les pêcheurs portaient à la main un « manigau», sorte de gant couvrant la main jusqu’à mi-doigts ;

– la ligne dormante (trawl) ou palangre : corde, le long de laquelle sont fixés des lignes, munies d’hameçons. On dit qu’une palangre pouvait être composée 7 000 hameçons et mesurer 7 000 milles de longueur. Chaque hameçon s’abaisse vers le fond de l’eau grâce à un plomb et, à chaque bout de cette ligne, se trouve une bouée attachée sur un câble fin légèrement plus long que la profondeur de l’eau. Le travail de tendre et de relever la palangre était exécuté par deux pêcheurs à bord d’un doris, c’est-à-dire un petit bateau à rames. Il s’agit d’une embarcation dangereuse si l’on tient compte de la possibilité de ne pas pouvoir revenir à la goélette, perdue dans la brume souvent imprévisible. Pour naviguer, le capitaine ne pouvait compter que sur une boussole et une carte marine. D’un autre côté, beaucoup d’entre eux ne pouvaient bien l’interpréter.

Un employé des Fruing, Henry A. Sormany[4], explique en profondeur comment se déroulait la pêche à la morue dans la région de Shippagan en 1870[5] :

« La pêche à la morue commence de bonne heure en juin et finit de bonne heure en octobre. Nos pêcheurs se servent de bateaux, généralement appelés barges[6], qui varient de grandeur, les uns étant de 22 à 25 pieds de quille, les autres de 26 à 28. Les meilleurs fonds de pêche fréquentés par nos pêcheurs s’étendent de la Pte Miscou au Cap Nord, I.P.E., et du Cap Nord à la Pte Escuminac[7]. En général, les barques quittent leur mouillage tous les lundis matins, et reviennent le samedi dans l’après-midi, rapportant de 1000 à 2000 morues, c’est-à-dire en moyenne, qui, une fois sèches, forment à peu près de 8 à 16 quintaux. Je parle de la morue d’été, car la morue qui est prise d’automne étant beaucoup plus grosse pèse aussi beaucoup plus. Les embarcations dont on se sert ici pour la pêche à la morue… sont toutes sans exception gréées en chasse-marée, c’est-à-dire qu’elles ont une grande voile, une voile d’avant ou mizaine, et un foc (jib). Quelques-unes, mais c’est le plus petit nombre, ont aussi une voile de corne et une voile d’été[8] (stay sail) entre les deux mâts.Ces embarcations sont ordinairement montées par deux hommes, le patron et son “avant de mat” ou “moitié de ligne”[9] et un mousse[10]. Chaque pêcheur est pourvu de deux lignes, à chacune desquelles sont attachés deux hameçons (crocs). Ces lignes sont généralement de 30 à 48 brasses[11]. Ces deux lignes sont jetées dehors en même temps, l’une de chaque côté de la barge. Un seul homme soigne deux lignes. On se sert de telle sorte d’amorce (bait) qui s’adonne à être de saison, telles que le maquereau, hareng, capelan, encornet (squid) et coques. Parce-que la morue est abondante, il n’est pas rare pour un pêcheur de prendre deux morues sur la même ligne, et tandis qu’une autre se déroule, le pêcheur n’a qu’à se retourner et hâler son autre ligne avec deux morues au bout ».

À priori, le pêcheur devait ajouter la « bouette » à la ligne, précieux appât qui était parfois ardue à trouver et à garder frais pour la saison de pêche à la morue. La « bouette » consistait habituellement en une marée de coques, c’est-à-dire ce qu’on pouvait prendre dans une marée. Ces coques servaient à « bouetter » les lignes à main ; pour ce qui est des lignes dormantes (trawls), c’était le maquereau ou le petit hareng de six pouces qui était privilégié.

En goélette, la morue ainsi pêchée est placée en « arrimes » dans la cale, de la même façon que des bardeaux sur une maison; l’une par-dessus l’autre afin que la saumure la pénètre bien. Avant la première « arrime », le plancher est saupoudré de sel, et on en met aussi entre chaque rangée de poissons. Cette méthode permettait de conserver la morue pour une assez longue période. Seule la pêche du dernier jour est descendue fraiche à terre, où la très importante opération du tranchage et du salage a lieu.

Sur l’île Lamèque vers 1908-1910, toute la morue de la semaine est tranchée, salée et mise en arrimage dans la cale des goélettes. Tôt le lundi matin, les hommes d’équipage se rendent aux goélettes à l’aide de doris, lavent et placent la morue dedans pour la transporter à la côte. Faute de quai, à la marée basse – après s’être bien approchée de la grève – la morue est transbordée dans une charrette à cheval et transportée directement sur le terrain des propriétaires pour y être salée et préparée pour le séchage[12]. Il s’agit là d’une technique de débarquement grandement répandue le long du littoral de Péninsule acadienne durant la première moitié du XXe siècle. Dans cette région, puisque l’agriculture n’avait qu’une fonction de subsistance, il n’était pas surprenant que des charrettes, des tombereaux, des chevaux et des bœufs faisaient partie intégrante des outils du pêcheur artisan. Pour le déchargement d’une goélette de 10 à 12 tonnes, il fallait toute une journée en plus de recommencer le lundi pour faire les provisions indispensables en denrées et en sel en vue de la prochaine sortie en mer.


Au retour de la sortie en mer et une fois la morue déchargée, « edjibée[13] » et nettoyée, celle-ci était prête pour l’opération de séchage. On peut relater le cas de Jimmy Boudreau, né à Maisonnette en 1890. En 1902, vers l’âge de 12 ans, il occupe un premier emploi à brouetter de la morue séchée sur les vigneaux. Puis, il est promu à la fonction de peseur de morue dans le hangar des Fruing au salaire de 25 sous par jour. Il touche 50 % de son salaire en argent comptant et le reste en marchandises, au magasin de la compagnie[14]. La morue était mise sur des « boyards »[15], que l’on pesait au moyen d’une balance à contrepoids, appelée balance romaine. Cette dernière était composée d’un fléau, à chaque bout duquel était attachée une plateforme retenue par des cordes. Les plateformes s’équilibrant, dans l’une on déposait des poids en fer de 10, 15, 50 ou 100 livres et dans l’autre on empilait la morue jusqu’à ce que les plateformes s’équilibrent de nouveaux.

Le séchage

La morue de la Péninsule acadienne, disait-on, était merveilleusement séchée et se méritait une qualité inégalable. Ce travail d’apprêtage en terre ferme était la responsabilité de toute la famille du pêcheur indépendant des compagnies. Femmes et enfants se voyaient confier la tâche de disposer la morue sur les vigneaux, de la tourner ou de la mettre en javelle[16]. Pour ériger des vigneaux, également appelés treillis, il fallait d’abord planter deux piquets à environ 4 pieds de distance, l’un vis-à-vis l’autre. À environ 12 à 15 pieds de distance, on en plante deux autres et ainsi de suite. À l’extrémité supérieur ces piquets, on place de grosses perches. De l’une à l’autre de ces perches, on ajoute des petits bâtons appelés « barreautins », ce qui donne à ces vigneaux l’apparence de grands rateliers. Finalement, on couvre ces rateliers de branches ou de brousailles, sur lesquelles la morue est déposée.

On étend la morue le matin, la chair en haut, on la retourne vers midi, ou plus souvent, dans le cas où la chaleur est torride. Lorsque le temps est très chaud et que la morue n’est pas régulièrement retournée, elle est alors dite « brulée de soleil » et en cet état est impropre pour l’exportation. Par conséquent, les vigneaux devaient être à proximité des maisons, dans le cas des pêcheurs indépendants, ou des postes de pêche, dans le cas des compagnies jersiaises. Cette laborieuse procédure pouvait prendre trois semaines et nécessitait beaucoup de soins. Pour assurer une production commerciale de qualité, il fallait savoir évaluer le temps d’exposition du poisson afin d’éviter de le faire brûler. Ce processus se nommait le « séchage de Gaspé ».

« Le toubage »

Avant 1900, les Fruing expédiaient la morue sèche sans empaquetage. Cependant, à l’instar des Robins, ils ont rapidement décidé d’utiliser le système de mise en boucauts ou en toubes (tubs) pour le marché portugais du Brésil. Le boucaut consistait en un gros tonneau en sapin de 4 pieds de hauteur et de 3 pieds de diamètre à l’intérieur duquel on pouvait presser 4 quintaux de morue sèche, à savoir 448 livres. Dans la plupart des cas, des artisans fabriquaient les boucauts pour les pêcheurs.

Après avoir sélectionné la morue la plus blanche, à la chair la plus fine et sans flétrissure, on procède au « toubage », opération qui consiste à entasser le poisson dans ces tonneaux en le comprimant au fur et à mesure au moyen d’une presse à vis. En 1902, les Fruing avaient reçu de Gaspé des presses à cet effet. À leur établissement au Goulet, il y avait deux « toubeux », c’est-à-dire des travailleurs chargés de la mise en boucauts : Richard Bulger et Cléophas D. Mallet. Ce dernier racontait les différentes étapes de l’opération. Au fond de la « toube », on plaçait d’abord un rang de morue sèche, soigneusement disposé afin de ne pas abimer le poisson. Lorsque la « toube » était pleine, on la couvrait d’un cercle en bois, puis au moyen d’une grosse vis en bois installé au plafond, on pressait la morue jusqu’aux trois-quarts de la « toube ». Par la suite, on rajoutait des morues jusqu’à un pied par-dessus le bord. Après avoir pressé cette morue complètement à l’intérieur de la « toube », on desserrait rapidement la vis et avant que la morue ait pu remonter à la surface, on plaçait le couvercle dans la rainure des douves, puis on le consolidait à l’aide de tiges de bois que l’on clouait solidement. Le « toubeu » expérimenté était celui qui pouvait remplir la « toube » au point qu’elle en bombait.

Notes

[1] Un quintal de morue sèche pesait 112 livres. À noter que 252 livres de morue verte donnait un quintal de morue sèche.

[2] Lanteigne, A. (1994). Azade LeBouthillier : capitaines et goélettes I. RHSHND, XXII(2), 91-94.

[3] Robichaud, D. (1980). Le capitaine Pierre DeGrâce. RHSHND, VIII(2), p. 15.

[4] Il s’agit du grand-père de Mgr. Livain Chiasson, ancêtre de tous les Sormany canadiens.

[5] Le Moniteur Acadien, 19 août 1870.

[6] En 1849, les pêcheurs construisaient leurs propres bateaux pendant l’hiver au coût d’environ 75.00 $. Ces embarcations pouvaient durer de six à huit ans.

[7] Les pêcheurs prononçaient Pointe Schemnâque.

[8] Voile d’étai.

[9] Ce nom de moitié de ligne émerge du fait qu’il reçoit la moitié de la morue qu’il prend à sa ligne.

[10] Jeune garçon

[11] On évaluait la distance par la profondeur de l’eau.

[12] Noël, É. (1997). Une tante admirable. RHSHND, XXV(1), p. 24

[13] Arracher les entrailles de la morue.

[14] Boudreau, L. (1994). Jimmy Boudreau de Caraquet :  un homme de tous les métiers. RHSHND, XXII(3), 67-68.

[15] Lorsqu’on ne pouvait la porter à bras, la morue était transportée en civières appelées boyards ou guimbarges.

[16] Rassembler la morue en petits tas.