Le mouvement d’Antigonish

Contexte de l’émergence du mouvement coopératif dans les provinces Maritimes

L’émergence et le succès du coopératisme sont directement liés aux conditions économiques désastreuses du début des années trente, telles la pauvreté rurale, le demi-esclavage du monde de la pêche et le déclin économique des Maritimes. Ce contexte défavorable a pour ainsi dire crée des conditions propices à l’émergence d’un mouvement de restauration sociale sur un très grand territoire. L’idéologie coopérative répond donc à un grand besoin, à la fois individuel et collectif, en proposant des solutions axées sur l’humain et sa propre capacité de prise en charge. Notons qu’au début du 20e siècle, les conditions socio-économiques se détériorent considérablement dans les Maritimes. La Première Guerre mondiale en Europe créa une prospérité illusoire dans les Maritimes en augmentant la demande pour le charbon et les produits de la terre et de la mer. Une fois cette guerre terminée, la demande pour les matières premières chuta de façon drastique et ceci eut pour effet de plonger les Maritimes dans une période de récession.

Face à cette situation économique et à la Grande crise de 1929, les leaders acadiens ainsi que les membres du clergé voyaient en le mouvement coopératif une solution aux problèmes que vivaient leurs communautés. En effet, le concept coopératif prône une économie personnaliste fondée sur l’intérêt général et les besoins des membres de la communauté. Dès ses débuts, il fut présenté comme le meilleur moyen pour contrecarrer les abus du système capitaliste et comme une solution de rechange au communiste athée.

Les racines, influences et précurseurs

Les origines lointaines du mouvement coopératif remontent au 19e siècle à Rochdale en Angleterre. Suite à la révolution industrielle, certains ouvriers d’usine étaient tellement exploités qu’ils ne parvenaient pas à vivre décemment. Ils décidèrent alors de mettre en place une coopérative de consommation et les résultats furent si fructueux que le modèle fut repris partout à travers l’Angleterre. Ce mouvement né sur un autre continent et qui avait fait ses preuves dans d’autres milieux, dotés eux aussi de ressources naturelles abondantes mais aux prises également avec les mêmes difficultés économiques inhérentes aux excès du capitalisme, traversa l’Atlantique grâce à des immigrants britanniques. Quant à lui, le mouvement coopératif en Acadie, tout comme dans l’ensemble des provinces de l’Atlantique, est attribuable à l’initiative de quelques pionniers soucieux de venir en aide aux plus démunis de ces régions, en les aidants à s’aider eux-mêmes. Grâce à ces derniers, un véritable mouvement de prise en charge collective est né au début des années 30, mouvement appelé « Mouvement d’Antigonish » en reconnaissance du lieu d’où il fut lancé. En effet, le mouvement d’Antigonish est tributaire d’idées et d’expériences qui avaient cours en Europe au XIXe siècle et il s’est inspiré de celles qui se développaient en Amérique du Nord. Il a acquis sa propre personnalité en ancrant profondément son action dans la région des provinces de l’Atlantique. L’influence ce de mouvement fut particulièrement significatif dans l’ensemble des provinces Atlantique, voire même ailleurs au Canada et dans le monde. Cette influence est en majeure partie dû à l’initiative de deux prêtres, à la fois cousin, soit l’abbé James J. Tompkins et l’abbé Moses M. Coady de la Nouvelle-Écosse. Ces derniers furent les ambassadeurs infatigables d’une idée qui visait à sortir de la misère les plus démunis de la société et à leur inculquer le désir profond d’être maîtres de leur destiné. C’est dans un contexte d’extrême indigence de leur concitoyens et d’instabilité économique que ces avant-gardistes, humanistes et visionnaires ont édifié et soutenu un mouvement d’éducation populaire rejoignant les couches les plus démunis de la société.

James Tompkins et Moses Coady

Moses Coady et James Tompkins

Tous deux ont suivi des études au collège de la Propagande à Rome. Dans le cadre de leurs voyages en Europe, ils ont assisté à des conférences portant sur l’éducation et sont entrés en contact avec de nouvelles méthodes d’enseignement aux adultes utilisées en Irlande, en Angleterre et en Scandinavie. À leur retour en Amérique, ils se familiarisent avec les cours d’éducation destinés aux adultes par le biais de l’université du Wisconsin, aux États-Unis, et l’université d’Alberta, à Edmonton, au Canada. Leur intérêt à l’égard d’un vaste mouvement de reconstruction sociale est stimulé par les encycliques Rerum Novarum du pape Léon XIII en 1891 et Quadragesimo Anno du pape Pie XI en 1931. À cette époque, la pensée sociale de l’Église catholique a pour vocation de trouver une solution aux problèmes qui affectent la société en proposant une plus grande implication des croyants dans la recherche et la mise en œuvre de solutions.

Ayant étudié à Rome de 1897 à 1902, James Tompkins a baigné dans le contexte européen de Rerum Novarum et il aura la chance, de retour au pays, d’approfondir ces questions. En attestent sa correspondance avec des chefs de file et ses rencontres lors de congrès internationaux portant sur les problèmes du monde ouvrier et sur les questions d’éducation populaire qui agitent le continent européen à la même époque. Tompkins, ordonné prêtre à Rome le 24 mai 1902, revient la même année au « St. Francis-Xavier College » où il se voit confier un poste de professeur de grec. L’institution dans laquelle on l’invite à enseigner n’échappe pas au questionnement dont est saisi le diocèse d’Antigonish à l’heure où l’on souhaite se libérer de la pauvreté.

Dans sa lettre encyclique, Léon XIII fait valoir son inquiétude devant le fait que « la richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence ». C’est donc sur la condition des ouvriers qu’il entend s’attarder parce-que, dit-il, « nous sommes persuadé, et tout le monde en convient, qu’il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu’ils sont pour la plupart dans une situation d’infortune et de misère imméritées ».

Par ailleurs, le pape plaide en faveur du recours à la religion et à l’Église afin de pallier au problème des inégalités : « la question qui s’agite est d’une nature telle, qu’à moins de faire appel à la religion et à l’Église, il est impossible de lui trouver jamais une solution… C’est l’Église, en effet, qui puise dans l’Évangile des doctrines capables, soit de mettre fin au conflit, soit au moins de l’adoucir en lui enlevant tout ce qu’il a d’âpreté et d’aigreur ». Partant de ce fait, on constate donc que James Tompkins a puisé dans l’Encyclique Rerum Novarum les principes sous-jacents à son action future d’éducateur. On peut ainsi déclarer qu’il ait voulu se mettre lui-même au service des plus démunis et inciter ses collègues et son établissement d’enseignement, c’est-à-dire l’Université St. Francis-Xavier, à suivre la voie tracée par Léon XIII.

De plus, le pape reconnaît le besoin de recourir aux gouvernements et à leurs chefs pour améliorer le sort de la classe ouvrière. Sur ce point, on ne peut s’empêcher de faire le lien ici avec l’initiative du Père Tompkins qui, en 1927, débouche à la création par le gouvernement canadien d’une commission royale d’enquête sur le sort des pêcheurs des Maritimes. Autrement dit, le père Tompkins s’est rigoureusement engagé à développer chez les travailleurs la volonté de se prendre en main et de s’affranchir, principalement par l’éducation, de la tutelle de leurs exploiteurs.

À partir de 1920, les deux clercs mettent sur pied des rencontres portant sur l’éducation ainsi que des conférences rurales à l’Université St. Francois-Xavier. Toutefois, les coûts engendrés par le déplacement et le séjour des élèves les incitent à miser sur une approche différente et novatrice; plutôt que de faire venir les étudiants, ils optent pour envoyer des animateurs-professeurs dans les diverses localités. Selon eux, il était possible de briser le cercle vicieux de l’appauvrissement et du désespoir social grâce à l’entraide coopérative. À ce sujet, Coady insistait sur le fait que la création de coopératives de toutes sortes unies par une seule et unique idéologie visait à procurer à tous une vie prospère. Tout compte fait, l’éducation des adultes sera l’outil de prédilection de ces deux figures marquantes à l’origine du mouvement d’Antigonish.

Les cercles d’études

Comme il s’agissait d’un mouvement nouveau et que personne n’en connaissait les rudiments, il fallait d’abord éduquer les gens par l’animation. Par conséquent, on organisa des cercles d’études, qui consistaient à rassembler une dizaine de personnes en réunions hebdomadaires dans les grandes cuisines des maisons d’antan, pour cogiter et mûrir les projets coopératifs. Le nombre restreint de participants permettait à chacun de s’exprimer librement. Le chef de groupe devait convoquer les réunions chez un particulier, animer les discussions et distribuer de la documentation, provenant soit de Saint-Anne-de-la-Pocatière, du Mouvement Desjardins ou d’Antigonish, qui portait principalement sur les principes du mouvement coopératif et le fonctionnement des caisses populaires. De cette manière, on initiait les gens, entre autres, à la petite épargne systématique afin de fournir du crédit à ceux qui en avaient besoin. Le secrétaire du groupe prenait en note les questions que l’on n’avait pu solutionner et lors d’assemblées régionales mensuelles, il en profitait pour obtenir les renseignements nécessaires.

À cet égard, l’abbé Livain Chiasson écrit :

« […] une fois par mois tous les cercles de la localité se réunissent dans le but d’examiner le travail accompli par chacun d’eux. Cette réunion générale leur donne occasion de s’encourager mutuellement et de stimuler ceux d’entre eux qui auraient pu tirer de l’arrière ou montrer de la lenteur à se mettre à l’étude[1] ».

En somme, à l’occasion de cette assemblée mensuelle se tenant dans un endroit plus vaste comme le sous-sol de l’église ou l’école locale, on tentait de répondre aux questions restées sans réponses durant les réunions hebdomadaires, de faire le point sur le travail accompli et de mettre en commun les idées. La pédagogie employée par le cercle d’étude se situe au niveau du partage de l’expérience des adultes. Elle vise non seulement la réflexion mais également l’action qui débouche sur la pratique, c’est-à-dire dans la création d’associations coopératives. D’autant plus que le rôle éducatif et formatif du cercle d’étude est mis en évidence dans le texte de loi de chaque province qui exige des membres-fondateurs de coopératives d’avoir étudié la doctrine coopérative au sein d’un cercle d’étude. Ce système d’éducation populaire chez les adultes perdura plusieurs années et fut l’outil principal de l’organisation de coopératives et de caisses populaires partout sur l’île Lamèque, de même que dans les autres paroisses acadiennes des provinces maritimes. À titre d’exemple, les cercles d’études étaient présents dans tous les districts de la paroisse religieuse de Shippagan comme l’indique le tableau ci-dessous :

Cercles d’étude de la paroisse de Shippagan et leur(s) chef(s) de groupe

Cercles d’étude de ShippaganChef(s) de groupe
Chiasson Office Stanislas Haché
Savoie LandingFrançois D. Savoie
Le GouletVictor Mallet
Les PaquetEdmond L. Robichaud
Haut-ShippaganWill Mallet et Bruno Mallet
Pointe Brulée Sam Robichaud
Village de ShippaganPhilippe Hébert et Marie-Esther Robichaud

À Lamèque, le nombre de cercles d’études furent dénombrés durant la saison hivernale s’élève à 15. Ceci illustre bien comment les cercles d’études ont réussi à pénétrer les localités et de ce fait, à inculquer une certaine éducation de base en principes économiques et coopératifs aux gens des communautés rurales. Néanmoins, cette effervescence des cercles d’étude diminue au cours de la Seconde Guerre mondiale puisque les jeunes gens les composant s’enrôlent dans l’armée ou travaillent au soutien de l’effort de guerre. Fait remarquable, les cercles d’études à Lamèque ont donné lieu à la création de trois importantes coopératives à la fin des années 30, soit L’Association coopérative des pêcheurs de l’Île, la Caisse populaire de Lamèque et la Société coopérative de Lamèque (magasin). À leurs tout début, ces trois entreprises logeaient sous un même toit et étaient gérées par un seul homme, Monsieur Alexis Duguay, ayant lui-même été très actif au préalable dans les dits cercles d’études.

Les propagandistes

Le propagandiste, préalablement formé à Antigonish ou à Ahmerst[2], suggère invariablement la même solution, à savoir la coopération comme moyen de promouvoir les intérêts d’une population assujettie à des forces qu’elle croit ne pas pouvoir maîtriser. Celui-ci se voit donc attribué un double rôle; en plus d’être un animateur ayant pour responsabilité d’éveiller les qualités intellectuelles des participants, il ne doit pas hésiter à divulguer sa « sympathie » à l’égard le mouvement coopératif.

Originaire de la localité dans laquelle il retourne après son stage, le propagandiste jouit d’une influence considérable auprès des personnes avec lesquelles il travaille; son niveau de scolarité plus élevé que la moyenne lui confère une certaine forme d’autorité. Au moyen d’exemples concrets, il fait voir à l’auditoire que, faute de connaissances, plusieurs opportunités de remédier à leurs problèmes ont été loupées.

Il importe de préciser que la diffusion du mouvement coopératif n’est pas uniquement l’apanage des membres du clergé. Bien que les religieux aient donné un coup décisif à la naissance de la coopération, un autre groupe d’individus s’est activement impliqué dans la tâche de promouvoir le coopératisme. Les agronomes, depuis le début du 20e siècle, travaillent de concert avec les fermiers afin de la coopération auprès des cercles de fermiers et des associations agricoles. Leur formation académique et leur solide bagage de connaissances pratiques leur confèrent un prestige auprès des travailleurs de la terre. En réalité, la promotion du coopératisme est assurée par une élite composée essentiellement d’agronomes, de professionnels (avocats, etc.), de pêcheurs et gens d’affaires.

Émergence des coopératives de pêcheurs par le truchement du mouvement d’Antigonish : une bouée de sauvetage

La période de l’entre-deux-guerres apparaît très difficile pour l’industrie maritime et plusieurs pêcheurs ont de la difficulté à faire vivre leur famille. Plus précisément, l’idée de coopératives fut introduite dans le domaine des pêches alors qu’en 1927 le gouvernement fédéral décida de créer la Commission royale d’enquête sur l’industrie de la pêche des Maritimes et des Îles de la Madeleine. Le mandat de cette commission était d’enquêter sur la situation économique des pêcheurs côtiers des provinces maritimes. Des réunions furent organisées dans différentes localités des Maritimes afin d’entendre des présentations concernant les nombreux problèmes qui touchaient l’industrie des pêches dans chacune des régions.

À Bas-Caraquet, Pierre P. Morais s’avère être un fervent défenseur de l’organisation des pêcheurs. Son objectif ultime : inciter les pêcheurs à s’organiser pour expédier et vendre leurs produits, comme le démontre très bien l’article de presse ci-dessous :

De façon concrète, les présentations devant la commission soulèvent de nombreux problèmes et suggèrent des pistes à explorer : des moyens de transport plus rapides pour acheminer le poisson vers les grands centres, de meilleurs prix pour la morue, stimuler l’industrie du poisson frais, la mise sur pied d’une école des pêches, une réglementation plus sévère pour protéger le homard, des entrepôts frigorifiques et la mise sur pied de prêts à long terme pour les pêcheurs. Le rapport de la commission fut déposé en 1929. Parmi les solutions préconisées, on soulignait la nécessité de mieux éduquer les adultes et on recommandait au gouvernement de subventionner toute initiative pouvant permettre aux pêcheurs de prendre leurs affaires en main de façon à se sortir de ce marasme économique. Ces propositions furent acceptées par le gouvernement d’Ottawa qui octroya une somme d’argent à l’Université Saint-François-Xavier pour promouvoir l’éducation coopérative dans les Maritimes. Ainsi pris naissance le mouvement d’Antigonish. D’autre part, le mouvement reçu notamment un généreux soutien financier de la part de la fondation Canergie, comme l’illustre l’article ci-après.

Par l’entremise de la coopération, ce dernier ne se restreint pas uniquement au redressement de la situation dans le secteur des pêches; il se veut, en réalité, l’instigateur d’une réforme sociale orchestrée par le peuple et qui a pour but de mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Les pères Moses M. Coady et James Tompkins reçurent ce mandat. Selon eux, il était possible de briser le cercle vicieux de l’appauvrissement et du désespoir social grâce à l’entraide coopérative. C’est plus précisément le père Coady qui fut chargé d’organiser le secteur des pêches. De septembre 1929 à juin 1930, il visita la plupart des villages des pêcheurs des Maritimes. L’outil concret qui leur fut proposé était la création de petites coopératives tout le long de la côte acadienne.

Puisque l’Université Saint-François-Xavier était une institution catholique dirigée par le clergé, on donna la consigne aux évêques d’être les vecteurs de cette promotion. Ainsi, chaque évêque envoya une lettre circulaire à chacun des curés des paroisses les invitant à faire la promotion du mouvement coopératif. La coopération favorise la participation des clercs et de fermiers, de pêcheurs et d’agronomes à un large mouvement d’émancipation sociale. De nombreux prêtes, par le prestige de leurs fonctions et leur expertise, donnent un élan incontestable à la naissance de la coopération. Que ce soit par la participation à des cercles d’étude ou l’élection à un poste administratif, le clergé acadien contribue vitalement au succès de la coopération.

Au début de l’année 1930, lorsque Coady parcourt le Nouveau-Brunswick dans l’optique d’organiser des coopératives de pêcheurs, il fit la connaissance du père Livain Chiasson, alors curé de Shippagan. Ce dernier l’accompagne et agit comme interprète et guide. Coady vu en Mgr. Chiasson un être d’entregent capable de jouer ce rôle de promoteur du mouvement coopératif pour la partie francophone du Nouveau-Brunswick. De ce fait, le père Chiasson fut nommé par l’Université d’Antigonish directeur général de l’éducation des adultes pour la province. Il assuma cette fonction de 1937 à 1951.

Sans tarder, le père Chiasson sut trouver des assistants dans chacune des paroisses pour l’épauler dans son travail. En général, il s’agissait du curé et de son vicaire mais aussi de quelques laïcs qui croyaient déjà dans le bien-fondé de ce mouvement. Pour sa part, l’abbé Chiasson s’est adjoint à Martin J. Légère, soit à titre de secrétaire. Ce dernier est devenu célèbre de par son travail de soutien aux coopératives et caisses populaires naissantes ainsi que par la création de la Fédération des caisses populaires acadiennes en 1946. 

Préalablement à l’entrée en fonction officielle du père Chiasson, quelques coopératives en milieu acadien avaient déjà été fondées. En 1915, une vingtaine de pêcheurs de Chéticamp s’organisèrent eux-mêmes et fondèrent la première coopérative acadienne pour la mise en marché du poisson. Le nombre de ses membres ne fait que s’accroître au point de comprendre la quasi-totalité des pêcheurs de la localité. Dans la même foulée, l’« Association des pêcheurs du Petit-Cap » vue le jour à Shemogue en 1932. Cette dernière a été fondée avec l’appui du père Edgar LeBlanc, alors curé de Barachois. La formule est alors largement connue : mettre en commun les efforts, le travail, les dépenses engendrées par la préparation du poisson, l’organisation de la vente à l’extérieur et le partage des recettes parmi les membres au prorata de leur pêche. Face à ce mouvement, le gouvernement provincial adopta en 1936 la Loi sur les caisses et en 1938, la Loi sur les coopératives. Vient ensuite la « Coopérative du Madawaska Ltée » qui assumait à la fois des fonctions de production et de consommation.   

Sur l’île Lamèque, les effets de la coopération sont très appréciables au début des années 1930. À ce propos, par l’entremise d’un projet d’exportation de l’éperlan par wagons réfrigérés vers Boston, les pêcheurs sont parvenus à obtenir 6 sous la livre en moyenne alors que le prix sur le marché local n’était que 2,5 sous la livre. Le témoignage de monsieur Albert F. Haché, en date du 28 juillet 1979, est fort éloquent à ce sujet :

« C’était un hiver de pêche à l’éperlan. On vendait aux Robins à trois cents la livre pour l’éperlan trié, et s’ils refusaient, la moitié de la prise restait sur la glace. Un jour, devant notre poisson resté sur la glace, on a commencé à en parler. On voulait lever nos seines, mais avant de les lever, on décida d’empaqueter notre éperlan nous-mêmes et de l’expédier. On a fait des boîtes et on a désigné un homme pour l’expédition à Boston. Chacun des pêcheurs s’est mis à empaqueter l’éperlan. La première expédition a rapporté six cents la livre, car on envoyait tout l’éperlan. À Boston, ils ont dit que notre éperlan n’était pas uniforme, ou mal classé. Nous avons décidé de bâtir un shed à éperlan et d’y faire travailler un empaqueteur compétent. À partir de ce moment-là, notre poisson s’est bien vendu, et nous avons commencé à penser à une société coopérative pour l’éperlan et pour la morue ensuite »[3]. 

Cette pratique se poursuivit jusqu’en 1939, alors que plusieurs petites coopératives de pêcheurs, appelées « Syndicats de pêcheurs », émergent pendant ces années sur l’île. Afin qu’elles soient plus efficientes dans leur production, dans la mise en marché de leurs poissons et dans leur gestion administrative, le père Livain Chiasson leur propose de conjuguer leurs efforts sous l’égide d’une organisation unique. C’est ainsi que l’Association coopérative des pêcheurs de l’île pris naissance. D’autre part, c’est en 1940 que la charte d’incorporation de la « Société Coopérative de Lamèque Limitée » est accordée. Elle est remise aux sociétaires par l’abbé Livain Chiasson le 14 avril de la même année. En 1947, c’est au tour de la « Coopérative Saint-Pierre de Caraquet » à ouvrir ses portes dans un petit magasin qu’elle a acheté de Donat Cormier.

Ce mouvement, à la fois social et économique, s’étend encore plus loin; en effet, le concept de la production sous forme coopérative est alors applicable à divers types d’entreprises tels que les crèmeries, la mise en conserve, les usines de poissons, le transport et l’achat en gros. En 1938, pour l’ensemble des Maritimes, le mouvement d’Antigonish compte approximativement 50 000 membres en activité dans 42 magasins, 17 usines de mise en conserve du homard, 10 usines de poisson, 140 caisses Credit Union, 2390 cercles d’étude dont 1500 en Nouvelle-Écosse, 500 au Nouveau-Brunswick et 390 à l’Île-du-Prince-Édouard[4].

Coopératives d’épargne et de crédit

Au début du XXe siècle, il était pour ainsi dire impossible aux pêcheurs et aux fermiers des maritimes, et encore moins pour des francophones, d’emprunter dans les banques. Les institutions bancaires hésitaient à prêter sur confiance; il était alors difficile d’obtenir du crédit. Durant les années 1930, le capital se fait très rare dans les régions acadiennes, obstruant ainsi toute tentative des francophones de se doter d’infrastructures économiques modestes ou de se lancer en affaires. De plus, très peu de personnes ont des revenus réguliers. N’étant guère populaire, l’épargne demeure ainsi l’apanage d’une petite minorité. En somme, avant la fondation des premières Caisses populaires, l’obtention d’un prêt monétaire était chose ardue pour la plupart des habitants des villages acadiens. On peut alors se poser la question suivante : comment assurer un développement économique si l’accès aux sources de crédit, aux capitaux, est sérieusement limité ?

Bien avant que le mouvement Desjardins prenne naissance au Québec avec la fondation d’une première caisse populaire à Lévis en 1900, le sol acadien connaît un précédent en matière de coopérative de crédit. Mentionnons par exemple la Banque des fermiers de Rustico (Î.-P.-É.). Dans les années 1860-1870, des fermiers de l’Île-du-Prince-Édouard se rassemblent afin d’acheter en commun le grain de semence nécessaire à leur production. Cette mutualisation de ressources financières était dû à l’impossibilité d’obtenir du crédit à des conditions acceptables. Étant à l’affut de cette situation, les membres de l’Institut catholique de Rustico[5] commencèrent à réfléchir sur la possibilité de créer une banque dans leur paroisse. L’abbé Belcourt aspire à pallier les inégalités économiques que la communauté francophone de l’île subit en comparaison aux anglophones de la région. Il chercha inspiration dans des modèles européens d’institutions financières de type populaire. Les membres de l’Institut décidèrent de souscrire entre 1 et 20 livres chacun afin de constituer le capital initial de cette banque. La Banque des Fermiers a commencé à fonctionner informellement, c’est-à-dire sans être officiellement incorporée, en 1861. Afin d’en faire une institution officielle, une loi a été adoptée par l’Assemblée législative de l’Île-du-Prince-Édouard en avril 1863. Le Canada n’ayant pas de statut de pays mais plutôt de colonie anglaise, il était nécessaire d’obtenir l’assentiment du gouvernement à Londres. Cependant, ce dernier a mis une année avant d’autoriser l’incorporation de cette banque à cause notamment d’un fort scepticisme à l’égard d’un si petit projet et de la modicité du capital initial prévu, soit 1200 livres (qui équivalait à 3900$ à l’époque). Par sa persévérance et aussi quelques contacts précieux, le père Belcourt obtient sa Charte en 1864, ce qui fait de ce projet la première institution pré-coopérative au Canada. Cette banque œuvra surtout dans le crédit commercial afin de faciliter le travail des cultivateurs. Même si l’adoption d’une loi fédérale en 1871 fixa à 500 000 $ le montant des actifs requis pour opérer une banque, l’expérience de Rustico se poursuivi jusqu’en 1894. Elle avait alors accumulé un actif de 10 000 $.

Les regroupements de style coopératif à cette époque affichent généralement de faibles résultats et ont des vies éphémères puisqu’elles sont surtout dirigées par des individus ne disposant pas d’un bagage de connaissances et d’expériences en matière de coopération propre à pourvoir au succès de telles entreprises. Ce fut effectivement le cas d’un assez grand nombre en Acadie durant les années 1910 et 1920. Heureusement, plusieurs personnes influentes en Acadie avaient tenté d’apporter des solutions aux problèmes économiques de l’époque. Elles s’intéressèrent très tôt au développement des caisses populaires du Québec, d’où leur soutien indéfectible au mouvement d’Antigonish. Dans les papiers d’Alphonse Desjardins, conservés à Lévis, on retrouve deux lettres lui étant adressées pour de l’information portant sur le fonctionnement des caisses populaires nouvellement fondées grâce à son leadership. L’une d’elle avait été écrite par le député du comté de Kent, l’honorable Olivier J. LeBlanc (1830-1919), en 1902, et l’autre par Hyacinthe P. Arsenault, de Mountain Brook au Nouveau-Brunswick, en 1910.

C’est à Ottawa que le député Leblanc rencontra Alphonse Desjardins, alors que ce dernier était rapporteur officiel des débats à la Chambre des Communes. Cette lettre de l’honorable Olivier J. LeBlanc (1830-1919), reproduite ci-après, montre bien l’intérêt que suscita la fondation de la première caisse populaire, à Lévis, en décembre 1900.

Lettre rédigée par Olivier J. LeBlanc à l’intention de Alphonse Desjardins (1902).

Cette seconde lettre, puisée dans les archives du Mouvement Desjardins et rédigée par Hyacinthe P. Arsenault, nous montre que les Acadiens se sont intéressés aux caisses populaires peu de temps après leur fondation au Québec (Lévis, en 1900).

Lettre rédigée par Hyacinthe P. Arsenault à l’intention de Alphonse Desjardins (1910).

Bien que l’implantation permanente du mouvement des Caisses populaires acadiennes date de 1936, quelques initiatives sont antérieures à cette date. Outre la Banque des fermiers de Rustico dont nous avons fait référence précédemment, les membres du Club des jeunes de Saint-Louis de Kent décidèrent, vers 1885, de fonder une banque qui prêterait à 6 % d’intérêt et non à 15 ou 25 % comme le faisait alors un prêteur de Richibouctou. Cette banque d’argent, qui débuta modestement, put prospérer et fit beaucoup de bien à ses membres pour la période durant laquelle elle fonctionna. Par ailleurs, deux caisses populaires voient le jour dans le comté de Kent en 1915 et 1917, mais ne survivent pas longtemps. En effet, le mouvement des caisses d’épargne et de crédit acadiennes ne connaît vraiment son envol qu’avec la fondation de la Caisse populaire de Petit-Rocher en 1936. Cette dernière fut la première à réussir à survivre et à grandir pour profiter à ses membres et à sa communauté en général. À cette époque, les Caisses étaient fortement influencées par le mouvement d’Antigonish qui se voulait propagandiste d’une philosophie catholique romaine destinée à éduquer et améliorer le sort des populations. Comme une traînée de poudre, les coopératives financières se sont ensuite propagées à l’ensemble du territoire occupé par la population francophone du Nouveau-Brunswick. Fidèle à la philosophie inhérente au mouvement d’Antigonish, Livain Chiasson considère que la caisse populaire « est la base du mouvement coopératif ». Selon lui, il faut que « les gens commencent par pratiquer l’épargne et le crédit coopératifs avant d’être capable de faire fonctionner la coopérative de production ou de consommation »[6]. Ainsi, c’est par la fondation d’une caisse populaire que doit débuter l’enracinement du mouvement coopératif dans une communauté. Il considère que la caisse populaire est essentielle à la vie paroissiale :

Je lisais dernièrement une remarque qui a été faite par un conférencier de la province de Québec à propos de l’œuvre des caisses populaires. Celui-ci disait que le père des caisses populaires au Canada, Alphonse Desjardins, chérissait le désir de centrer toute la vie de la paroisse autour du clocher et de fournir à l’organisation religieuse ou municipale le corollaire économique indispensable à son développement. Ce corollaire était, comme vous le devinez, une banque paroissiale ou caisse populaire. M. Desjardins, a toujours considéré la caisse comme un organisme essentiel à la vie paroissiale, et le développement de ce mouvement a prouvé amplement cette conviction du fondateur. En effet, les caisses populaires, partout où elles ont été fondées, ont prouvé qu’elles ne peuvent pas être remplacées par aucun autre organisme et que la vie économique de la paroisse n’a pas la vigueur voulue si l’épargne et le crédit ne sont pas bien organisés.[6]


Quelques découpures de journaux d’époque

Outre les cercles d’études, une autre formule fut privilégiée pour répandre les idées vouées à la coopération : la publicité. En effet, les propagandistes du mouvement coopératif se servent des journaux locaux afin de diffuser leur message. Les quotidiens et les mensuels tels que L’Évangeline et le Fermier Acadien sont submergés par un nombre important d’articles portant sur la coopération. À cet égard, une panoplie d’articles de journaux anciens et relatifs au mouvement coopératif acadien seront exposés au centre d’interprétation. Par conséquent, les visiteurs pourront les consulter sur place. En voici, à titre indicatif seulement, quelques exemples :

L’Évangeline, 04 décembre 1930. Cliquez sur l’image pour l’agrandir.
L’Évangeline, 29 juillet 1937. Cliquez sur l’image pour l’agrandir.
L’Évangeline, 24 avril 1930, p. 6. Cliquez sur l’image pour l’agrandir.
Article rédigé par Mgr. Livain Chiasson et soulignant le rôle du journal dans la formation des coopérateurs. L’Évangeline, 1 juillet 1943, p. 2. Cliquez sur l’image pour l’agrandir.
L’Évangeline, 14 mai 1955, p. 7. Cliquez sur l’image pour l’agrandir.

Ordre de Jacques-Cartier

L’Ordre Jacques-Cartier, société initialement secrète, fut fondé en 1926 au Québec, afin de se consacrer à la défense des fonctionnaires francophones travaillant à Ottawa. Par la suite, l’Ordre visa à promouvoir les intérêts économiques et sociaux des francophones catholiques du Canada. Il convient de préciser que l’ordre de Jacques Cartier servait pour ainsi dire de bouclier afin de contrer l’influence d’un mouvement opposé à l’avancement des francophones, faisant ici référence aux Francs-maçons et aux « Orangistes », deux organisations similaires anglophones, très actives à cette même époque.

Les membres, pour la plupart des personnalités influentes dans les différentes sphères de la société, agissent dans la plus grande discrétion dans l’optique d’appuyer diverses causes touchant les francophones du pays, dont celle de la prise en charge économique et l’égalité des chances au sein de l’appareil public. 

Le marasme économique qui sévit durant les années 1930 mène les Commandeurs de l’Ordre de Jacques-Cartier en Acadie à veiller activement au relèvement économique des Acadiens. Leur programme intègre l’encouragement de la colonisation, le développement de coopératives de crédit, de vente et d’achat ainsi l’éducation économique nationale.

Suite à la fondation d’une première commanderie au Nouveau-Brunswick en 1933, il aura fallu attendre près d’un an avant qu’une seconde y soit fondée, soit celle d’Edmundston. C’est grâce à l’initiative d’une commanderie du Québec que cette dernière fut mise sur pied. À cet égard, Champlain Perreault de la commanderie François-Pilote de Sainte-Anne-de-la-Pocatière envisage de fonder une commanderie à Edmundston en 1934. Le fait que son travail d’inspecteur pour le Ministère fédéral de l’Agriculture l’amène à voyager régulièrement en ce lieu l’incite à assumer de cette tâche. C’est alors qu’il contacte le secrétaire de la commanderie de Campbellton, l’avocat Benoit Michaud, dans l’intention d’obtenir le nom de quelques patriotes « imprégnés des meilleurs principes de sociologie catholique » qui pourraient être des candidats prometteurs pour l’Ordre. Les Commandeurs de Campbellton acceptent la demande de leur collègue et lui font parvenir quelques noms, dont ceux de J.-Gaspard Boucher, propriétaire du journal Le Madawaska, et du comptable Léon Gagnon, en soulignant que ces deux individus sont membres des Chevaliers de Colomb. Les dirigeants de la Chancellerie croient bon de profiter de la fondation d’une commanderie à Edmundston pour établir une commanderie à Moncton et une autre à Caraquet. Par conséquent, à un « Voyage Au Pays des Ancêtres »[8] qui a lieu à Sainte-Anne-de-Restigouche le 9 septembre 1934, les membres des commanderies François-Ciquart d’Edmundston et François-Xavier-Lafrance[9] de Caraquet, sont initiés.

Tableau : Membres fondateurs de la commanderie François-Xavier-Lafrance
NomPrénomProfession
ALLARDThéophileMédecin
CHIASSONLivainCuré (Shippagan)
DOUCETJoseph AndréDéputé libéral provincial (1923-1952)
GAUDETGustaveAgronome
LÉGÈRESéraphinDéputé libéral provincial (1917-1935)
PAULINErnestMédecin
PINEAUEdmondAgronome
RICHARDClovis-ThomasDéputé libéral provincial (1926-1945)
ROBICHAUDJoseph HédardBachelier

Outre que de chercher à freiner l’exode de la population française, les membres de l’Ordre tiennent à éviter que les Canadiens français perdent leur langue, leur foi et leurs valeurs catholiques canadiennes-françaises en étant dans l’obligation de travailler à vil prix pour des compagnies détenues par des anglo-protestants.  On se consacre ainsi, entre autres, à la problématique  de l’industrie de la pêche de l’époque où les Acadiens doivent travailler pour certaines compagnies anglo-normandes (jersiaises) tout en étant payer à crédit. En guise de solution, la prise en main de l’économie des Canadiens français par eux-mêmes s’avère  indispensable.

L’Ordre ayant inclut à son programme économique l’appui à la création de coopératives de crédit, de vente et d’achat, celles-ci sont, de l’avis des Commandeurs, les auxiliaires indispensables au bien-être de l’émancipation économique des Acadiens.

Que ce soit en raison de l’absence de lois assurant leur protection légale ou encore du manque de connaissances en matière de coopération, la majorité des expériences en matière coopérative se sont avérés  éphémères jusqu’au début des années 1930. D’où l’importance pour l’ordre d’appuyer et de s’investir dans le programme du mouvement d’Antigonish, programme  dirigé par Mgr Moses Coady de l’Université St-FX, dont il fut l’un des principaux instigateurs. Rappelons qu’en 1937, ce dernier nomma le père Livain Chiasson en charge du dit programme pour tout le Nouveau-Brunswick francophone.

Il est à remarquer que plusieurs ecclésiastiques actifs au sein du mouvement coopératif, adhérèrent à l’Ordre : les pères Ernest et Livain Chiasson du comté de Gloucester, Benjamin Saindon et François M. Daigle du Madawaska, les abbés Camille LeClerc et Louis Sivret de Restigouche, le père Clément Cormier de Saint-Joseph, les abbés Albert d’Amour et Stanislas Robichaud. 

Par l’éducation populaire de la « mouvance antigonishienne », des gens ordinaires parviennent à s’instruire et saisir les bienfaits du coopératisme et par le fait même sur les actions à entreprendre pour mener à bien l’établissement et la saine gestion d’institutions coopératives. 

Étant conscients du succès de l’approche d’éducation populaire lancée à partir d’Antigonish tout en étant fidèles à ses pratiques de propagande habituelle, les membres de l’Ordre en Acadie croient bon de s’investir pleinement dans cettevaste campagne d’éducation populaire. 

Ils venaient ainsi bonifier ce vaste exercice de sensibilisation et d’éducation en cours dans l’ensemble des provinces atlantique en y ajoutant la motivation de la cause francophone et acadienne.  L’idée de la coopération servant à développer des institutions coopératives aptes à concourir à relèvement économique des acadiens a tout pour plaire. Ainsi,les Commandeurs de l’Ordre s’associent à la stratégie préconisant « d’enrôler les gens du peuple pour l’étude de leur problème »[10]. Ses membres s’y investissent, notamment par le biais d’articles de journaux (L’Évangeline, L’Ordre Social, Le Fermier Acadien, etc.) et de conférences.

Comme le mentionne Martin J. Légère dans un discours de l’époque, les institutions coopératives au Canada français favorisent le bien-être collectif des Canadiens français et servent de « symbole d’unité et de fraternité sur le plan provincial »[11]. 

En résumé, la contribution de l’Ordre se révèle d’un grand apport pour la sensibilisation des citoyens aux avantages de la prise en charge collective en utilisant la formule coopérative.  

En dépit du fait que le mouvement coopératif connaît un léger déclin pendant la Seconde Guerre mondiale, il ne s’est cependant pas estompé dès ce moment. Par ailleurs, c’est au cours de ces années que l’« acadianisation » du mouvement s’amorce au Nouveau-Brunswick avec la fondation de la Fédération des caisses populaires acadiennes en 1945. De 1939 à 1945, il n’existe qu’une association fédérative regroupant à la fois les caisses populaires et les Credit Unions, à savoir la New Brunswick Credit Union League

Avec l’appui de la Chancellerie et des Commandeurs de l’ordre du Nouveau-Brunswick, les coopérateurs de la province choisissent de se dissocier de la New Brunswick Credit Union League. Sous l’impulsion d’un mouvement nationaliste, ils forment alors une fédération unilingue française. Au centre de cette initiative, Martin J. Légère se fit le promoteur d’un fonctionnement autonome des caisses et rallia ces dernières sous l’égide d’une vision commune. Il se voit naturellement confier la direction de cette nouvelle institution acadienne, poste qu’il assuma durant 36 années consécutives.

PHIL COMEAU LÈVE LE VOILE SUR LA PATENTE, SOCIÉTÉ SECRÈTE DES ACADIENS.

L’Ordre de Jacques-Cartier a frappé l’imaginaire d’un peu tout le monde au cours des 50 dernières années.

Le cinéaste Phil Comeau lève aujourd’hui le voile sur cette organisation connue sous le sobriquet de « La Patente ». Il vient tous juste de terminer la première phase du moyen métrage, qui devrait être sur nos écrans à l’été 2021. Au cours de ses recherches, le cinéaste de la Baie Sainte-Marie, en Nouvelle-Écosse, a découvert que des gens de tous les milieux faisaient partie de l’ordre. « C’était toujours pour faire avancer les Acadiens, ce n’était pas contre les anglophones. Ce n’était pas une organisation raciste. C’est ce qui est beau dans tout ça », raconte le cinéaste de 64 ans. L’Ordre de Jacques-Cartier a vu le jour à Vanier (Ontario) en 1926 et a été officiellement dissout en 1965. Au Nouveau-Brunswick, cette organisation secrète a largement contribué au développement de la société francophone. « C’est vraiment le réveil des Acadiens. On commençait à s’affirmer à ce moment-là et les gens ont commencé à dire qu’ils étaient fiers d’être Acadiens », explique Phil Corneau.

Son intérêt pour le sujet est très personnel. « Sur son lit de mort, il y a une dizaine d’années, mon père (Julius) m’a admis qu’il faisait partie de l’Ordre de Jacques-Cartier. Ça m’avait étonné qu’il ait gardé ce secret toute sa vie », précise-t-il. « Je pense qu’il était content d’en avoir fait partie, parce que ça a beaucoup fait avancer la situation des francophones au niveau culturel, linguistique, politique et économique. Il s’est passé beaucoup de choses au niveau de l’enseignement du français dans les écoles, notamment », ajoute le prolifique cinéaste. « Ce qui est étonnant, c’est que les épouses ne savaient pas que leur mari en faisait partie. C’était secret à ce point-là. Il fallait prêter un serment d’allégeance et promettre de ne jamais dévoiler l’existence de l’Ordre. » Malgré tous les secrets qui ont entouré l’ordre, Phil Corneau affirme qu’il n’y
avait rien de sinistre là-dedans.

« Je pense qu’aujourd’hui, on appellerait ça du réseautage. À l’époque, il fallait que ce soit secret parce que la communauté anglophone travaillait de la même façon pour faire avancer leurs dossiers, soit avec les orangistes ou les francs-maçons. Ça faisait quelques siècles qu’ils faisaient ça », mentionne-t-il. « L’ordre de Jacques-Cartier a aussi aidé à faire élire Louis-J.-Robichaud. Il en était d’ailleurs membre. Quand il a pris le pouvoir en 1960, il a nommé six ministres anglophones et six ministres acadiens. Ces six personnes étaient toutes membres de l’ordre », explique celui qui a réalisé le Secret de Jérôme en 1994. « C’est là qu’on a vu des changements, dont le programme Chances égales pour tous en 1963. Même les régions rurales anglophones en ont profité. Il y avait plus d’égalité à tous les niveaux. »

Plusieurs grandes institutions acadiennes ont vu le jour à cette époque. « Il y a eu toutes sortes de choses extraordinaires qui se sont produites à cette époque, notamment la fondation de l’Université de Moncton en 1963 et l’hôpital francophone. D’ailleurs, le docteur Georges Dumont était lui même membre de l’Ordre de Jacques-Cartier. Même chose avec Martin Léger, qui était PDG de la Fédération des caisses populaires acadiennes à Caraquet », indique Phil Comeau. « Dans les années 1960, il n’y avait presque aucun Acadien qui travaillait dans la fonction publique. On a aujourd’hui une société plus égalitaire, autant au Nouveau-Brunswick que dans le reste des Maritimes.»

L’ordre est disparu, mais les rumeurs ont persisté. À ce jour, certains pensent même que La Patente existe toujours. « En termes d’organisation, ce n’est pas vrai. Il y a des gens qui ont essayé de relancer quelque chose de plus régional, mais ça n’a pas fonctionné. Ce qui demeure, c’est que ces gens qui avaient tous ces contacts les ont gardés. Ils étaient toujours aussi branchés avec leur réseau de gens. Ils ont continué à faire avancer l’Acadie à tous les niveaux. »

Au cours de ses deux années de recherche, le réalisateur a retrouvé plusieurs anciens commandeurs. Il existait un total de 52 Commanderies  à travers les Maritimes. L’ordre regroupait plus de 60 000 membres au Canada et plus de 1000 au Nouveau-Brunswick. Le premier chapitre a été fondé à Campbellton en 1933.

Pour les autres détails, incluant la fameuse cérémonie d’initiation, il faudra voir le film!

Source : © Paquette, S. (2020, 10 septembre). Phil Comeau lève le voile sur la Patente, société secrète des Acadiens. L’Étoile.

Notes

[1] Chiasson, L. (1937). Un exemple de saine coopération, l’Expérience d’Antigonish. L’œuvre des Tracts, (220), 5-6.

[2] Afin d’assurer un certain contrôle de qualité.

[3] Haché, L. (2014). Au temps des goélettes : entrevue avec Albert F. Haché. RHSHND, XLII(3), 56.

[4] Landry, N. & Lang, N. (2014). Histoire de l’Acadie (2e édition). Septentrion.

[5] Organisme voué à l’éducation des adultes et créé par le père Belcourt en 1860.

[6] Livain Chiasson, The Maritime Co-Operator, le 15 février 1945, cite dans Jean Daigle, p. 161.

[7] Livain Chiasson, cité dans Jean Daigle, Les écrits de Livain Chiasson…, p. 78.

[8] Un « Voyage au Pays des Ancêtres », représenté par l’acronyme VAPDA, est un nom code employé par l’Ordre pour désigner une initiation.

[9] L’abbé François-Xavier Lafrance est curé de Tracadie au Nouveau-Brunswick de 1842 à 1852 et est notamment reconnu pour son implication dans la fondation d’une léproserie en cet endroit.

[10] Chiasson, L. (octobre 1937). Un exemple de saine coopération : L’Expérience d’Antigonish. L’œuvre des tracts, (220), p. 5.

[11] Martin J. Légère, « La coopération dans le diocèse de Bathurst, N.-B. », dans Coup d’œil sur le mouvement coopératif au Canada français, Québec, Service de Publications du Conseil de la Coopération du Québec, 1952, p. 76.

Fin de volet sur la coopération